AJ Pénal 2012 p. 512 DALLOZ

AJ Pénal 2012 p. 512 DALLOZ

La réforme de la garde à vue à l’épreuve de la pratique(1)

Jean Boudot, Avocat au Barreau de Marseille
Brice Grazzini, Avocat au Barreau de Marseille

L’objet de la réforme de la garde à vue française était en particulier de répondre aux exigences développées par la Cour européenne des droits de l’homme dans divers arrêts rendus depuis 2008. Ainsi, dans son arrêt Dayanan c/ Turquie en date du 13 octobre 2009(2), la Cour rappelle-t-elle les exigences primordiales nécessaires au respect de l’équité de la procédure dès lors qu’une personne est privée de sa liberté d’aller et venir à ce stade de l’enquête(3).

Au nombre de ces exigences figurent la discussion de l’affaire, l’organisation de la défense, la recherche des preuves favorables à l’accusé, la préparation des interrogatoires, le soutien de l’accusé en détresse et le contrôle des conditions de détention. Il en résulte que, outre la réforme textuelle du code de procédure pénale, c’est également (et peut-être surtout) l’application pratique de cette réforme qui doit être analysée.

La simple présence de l’avocat pendant la garde à vue (entretien préalable et auditions) et la notification du droit au silence ne sont que la surface émergée du respect des exigences imposées par la Cour européenne des droits de l’homme. D’autres instruments existent, mis parfois en lumière par la pratique, qui ont pour objectif le respect de ces exigences. Parmi ces dernières, l’une peut être isolée particulièrement, peut-être la plus moderne de notre ordonnancement juridique, celle de l’organisation de la défense.

C’est en effet à travers cette notion nouvelle en droit français (puisque courante en droit anglo-saxon) que la pratique de la réforme de la garde à vue peut être analysée. L’organisation de la défense d’une personne placée en garde à vue revient à s’interroger sur les possibilités de la mise en oeuvre, non d’une stratégie, notion trop dévoyée comme empreinte de manipulation, mais de leviers ou d’instruments qui ont pour spécificité la protection des droits de la défense et pour objet le respect de l’équité. La place donnée à l’avocat pendant la garde à vue ne doit pas être source d’inquiétude elle qui, au contraire, permet la satisfaction des exigences du procès équitable. Organiser une défense n’est donc pas, à ce premier stade de la procédure, jouer une partie d’échecs visant à faire échouer l’enquête (policière ou sur commission rogatoire), mais c’est assurer que toutes les informations collectées au temps de la garde à vue soient obtenues dans le respect des droits de la défense. Un équilibre doit être trouvé, qui permette de préparer la défense la plus effective si des poursuites devaient être engagées, sans sacrifier, évidemment, la prévention des atteintes à l’ordre public et la recherche des auteurs d’infractions.

La loi du 14 avril 2011(4) a donc donné certains moyens aux avocats pour organiser la défense de la personne placée en garde à vue dont l’analyse à la lumière de la pratique met en exergue les limites, au point de rendre inévitable cette question : la réforme de la garde à vue du 14 avril 2011 permet-elle une organisation efficace de la défense du mis en cause ?

Les moyens d’organisation de la défense de la personne placée en garde à vue
Le regard porté sur les innovations de la loi du 14 avril 2011 est, 18 mois après son entrée en vigueur, un regard nécessairement nuancé. Il est incontestable que les moyens d’organisation de la défense offerts à la personne placée en garde à vue sont aujourd’hui sensiblement supérieurs à ceux qui existaient auparavant : au seul entretien confidentiel de trente minutes déjà existant s’ajoute désormais, et c’est l’innovation majeure de cette réforme, la présence de l’avocat aux côtés du gardé à vue durant ses auditions et confrontations, avec la possibilité donnée au terme de celle-ci de poser des questions ou de faire des observations. Si le texte de loi définit un certain nombre de situations permettant au procureur de la République de différer dans le temps la présence de l’avocat, il apparaît en pratique – il faut bien qu’il y ait parfois de bonnes surprises… – que ces dispositions exceptionnelles sont très rarement mises en oeuvre.

Un gardé à vue « toujours accompagné de son avocat lorsqu’il lui est demandé de s’expliquer sur les faits qui lui sont reprochés » : l’apparence est si belle que quelques syndicats policiers, sans doute aujourd’hui rassurés, s’étaient inquiétés de la chute annoncée du taux d’élucidation des enquêtes. La réalité, pour l’avocat intervenant, est bien plus complexe, avec ce sentiment dominant que cette réforme, qui nous permet d’être présents, nous laisse en réalité fort démunis dans le temps de l’enquête policière.

Démunis lors de l’entretien préalable de trente minutes, d’abord. Les modifications apportées par la réforme d’avril 2011 sont ici minimes : à l’occasion de cet entretien confidentiel qui existait déjà, la loi permet à l’avocat de consulter le procès-verbal de notification des droits, le certificat médical, et les auditions du gardés à vue si celui-ci, pour une raison ou une autre, avait été entendu avant cet entretien (retard de l’avocat, désignation d’un avocat au moment de la prolongation d’une garde à vue, etc.), à l’exclusion de toute autre pièce. Pas d’accès au dossier, donc, ce qui signifie : pas d’autre connaissance de la situation à affronter que ce que le gardé à vue nous en dit durant cet entretien. Or lui-même ne sait rien ou presque de ce que les policiers ont entre les mains, voire de ce qu’on lui reproche précisément – sans jamais oublier, bien sûr, que la parole du mis en cause envers cet avocat qu’il rencontre souvent ici pour la première fois n’est pas nécessairement une parole empreinte d’une totale sincérité.

C’est pourtant dans ce temps court, sans connaissance du dossier, que doivent être prises des décisions lourdes de conséquences sur la conduite à tenir lors de l’audition à venir. Conseiller de se taire, de parler, d’avouer ? Il existe sans doute autant de réponses que de situations – voire d’avocats… -, mais peut-être pouvons-nous proposer ici quelques pistes de réflexion, toutes inscrites sous le sceau de la plus grande prudence : il faut savoir qu’à cet instant on ne sait presque rien, et ne pas l’oublier. Inviter à l’aveu un homme qui ne souhaite pas en faire, sans connaître le détail d’un dossier, serait irresponsable, car sur les aveux passés en présence de son avocat on ne revient pas, jamais efficacement en tout cas. Conseiller de parler est forcément complexe lorsqu’on ne sait rien ou presque des éléments à charge qui vont être opposés au mis en cause. Le rôle de l’avocat sera alors d’apporter au discours du gardé à vue la contradiction que vont lui apporter quelques minutes plus tard les enquêteurs, pour tenter d’éviter les incohérences, invraisemblances voire mensonges détectables qui affaibliraient la crédibilité du discours tenu. Avec, faut-il le rappeler, cette limite déontologique : créer, dans ce colloque singulier, une adversité de discours pour éviter les positionnements périlleux, ne doit pas conduire le conseil à participer activement à la construction d’un mensonge. L’avocat indiquera bien davantage ce qu’il ne faut pas dire que ce qu’il faudrait dire…

Parler, donc, ou bien se taire. La tentation est grande, dans ce temps de méconnaissance du dossier, de considérer qu’il y a peu à gagner et beaucoup à perdre à trop parler, et nous pourrions être tentés d’inviter fréquemment ceux que nous assistons à garder un silence protecteur. Le conseil, dans certaines circonstances, peut paraître assez systématiquement raisonnable : dans les dossiers les plus graves, quand l’ouverture d’une information judiciaire est inévitable, on voit mal quel serait l’intérêt de s’expliquer devant les services de police sans rien connaître du dossier, quand l’occasion nous sera donnée dans les heures ou jours qui suivent de le faire devant le juge d’instruction, après avoir eu entre les mains l’entière procédure. L’usage de ce « droit au silence » doit toutefois être manié avec précaution. Nous savons tous, en effet, le regard que portera le juge sur ce refuge dans le silence, a fortiori si le mis en cause conteste le principe de sa responsabilité, regard suspicieux qui repose sur le postulat discutable que celui qui n’a rien à cacher n’a aucune raison de se taire. Pour atténuer considérablement cet effet pervers de l’usage du droit au silence, une invite : que l’avocat prenne sur ses épaules la responsabilité de ce choix, l’assume comme la conséquence du conseil qu’il a donné, et veille à ce que cela apparaisse ainsi retranscrit sur le procès-verbal.

Puis vient le temps de l’audition. Présent, mais taisant, puisque ce n’est qu’au terme de cette audition que l’avocat sera autorisé à poser des questions ou faire des observations, lesquelles auront sans doute une portée très relative. La règle est d’or, on ne pose pas de question dont on ne connaît pas la réponse, et dans un temps où l’on ne sait rien on en posera sans doute très peu. La principale utilité des questions sera sans doute de faire reformuler à un gardé à vue des propos utiles à sa défense qui n’auraient pas été suffisamment retranscrits par l’enquêteur. User de la possibilité de faire des observations peut s’avérer en revanche indispensable parfois : réorienter une enquête conduite à charge par une invitation à opérer quelques investigations à décharge, anticiper sur une éventuelle requête en nullité en faisant acter ce qui lui servira de fondement, acter évidemment les incidents qui auront pu se produire durant l’audition, autant d’interventions qui peuvent impacter réellement le résultat final d’une procédure.

Mais plus que par ses questions et observations, c’est par sa présence vigilante que l’avocat exerce un rôle essentiel durant les auditions : interdire que soit portée atteinte à la dignité du gardé à vue, garantir que la tension normale d’une audition ne se transforme pas en pression excessive, veiller – la tâche est fondamentale – à la parfaite retranscription par les policiers des dépositions de celui que l’on accompagne, quitte à lui conseiller de refuser de signer les procès-verbaux si tel n’était pas le cas, et en faire acter la raison, autant de garanties données à la défense que la recherche des preuves se fera de manière loyale et conforme aux exigences procédurales établies. Des voix s’élèvent d’ailleurs chez certains avocats pénalistes pour souligner que notre présence, démunie de réels moyens de défense, aurait ainsi pour principale conséquence de rendre incontestable le contenu du procès-verbal d’audition, et que nous servirions dès lors bien davantage l’intérêt des policiers que celui des gardés à vue, ce qui était déjà l’opinion exprimée dans cette revue par M. Sizaire et M. Vlamynck(5).

Au point de faire le choix de ne pas venir ? Cette position de rupture ne nous paraît pas opportune en termes d’efficacité. D’une part parce que, par sa seule présence, l’avocat garantit justement au gardé à vue que son audition se fera loyalement et que ses propos seront fidèlement retranscrits, interdisant ainsi toute manoeuvre policière. D’autre part parce que nos magistrats semblent naturellement peu sensibles, lorsqu’un prévenu revient sur ce qui a été retranscrit de ses dépositions en garde à vue, à l’argument selon lequel lesdits propos auraient été inventés par les policiers. Notre présence est assurément une présence validante du contenu des procès-verbaux, mais elle est d’abord une présence garante du bon déroulement pour le gardé à vue de ses auditions. Nous pouvons difficilement nous dire inquiets de ce qui pourrait se passer hors notre présence en garde à vue, et refuser aujourd’hui de garantir par cette présence qu’elle se déroule bien.

Et peut-être davantage : est-il envisageable que, découvrant durant l’audition, au travers des questions posées par les enquêteurs, certains éléments à charge du dossier, l’avocat rappelle alors au gardé à vue son droit de garder le silence ? Policiers et magistrats, soutiennent généralement que cette intervention durant l’audition est interdite par les textes. La loi n’impose pourtant pas à l’avocat un« devoir de se taire », quand elle dispose que « l’audition est menée sous la direction de l’officier ou de l’agent de police judiciaire qui peut à tout moment, en cas de difficulté, y mettre un terme et en aviser immédiatement le procureur de la République qui informe, s’il y a lieu, le Bâtonnier aux fins de désignation d’un autre avocat », tout en précisant que les questions et observations seront posées au terme de l’audition. Le rappel d’un droit légal et conventionnel, outre qu’il devrait toujours être possible, n’est ni une question, ni une observation, et la rédaction du texte ne l’interdit aucunement. En tout état de cause, si cette intervention ne convient pas à l’enquêteur, celui-ci n’aura qu’à s’en remettre au texte : informer le procureur de l’incident et solliciter qu’il contacte le Bâtonnier aux fins de désignation d’un autre avocat. Gageons, optimiste pour une fois, que la démarche policière n’aurait ici aucune chance de succès. Et rappelons que l’avocat, lui aussi, est invité par l’article 63-4-3 nouveau à faire parvenir directement au procureur, véritable autorité régulatrice des incidents en garde à vue, ses observations écrites, notamment en cas d’incident, ce recours direct au parquet pouvant s’avérer plus efficace – et moins sujet à dérapages – qu’une discussion conflictuelle prolongée avec un enquêteur.

Au sortir de l’audition, l’avocat est nu : la loi ne prévoit pas qu’il puisse s’entretenir avec le gardé à vue, alors que c’est justement après un interrogatoire et la découverte au travers des questions posées du contenu du dossier, qu’un entretien confidentiel pourrait être d’une grande utilité. Il ne peut, par ailleurs, communiquer sur la garde à vue en cours. A cet égard, une interprétation erronée en l’état du droit positif a parfois été faite du nouvel article 63-4-4, qu’il est fondamental de contredire ici, sauf à mettre en péril l’exercice professionnel de nombreux confrères. Le texte ancien, simple dans sa rédaction, interdisait à l’avocat de faire état auprès de quiconque de la garde à vue en cours – rappel ferme, au cas particulier, à l’impérieux respect du secret professionnel. Le texte nouveau conserve cette interdiction de principe, mais ajoute au texte en le faisant commencer par cette formulation déjà utilisée dans d’autres articles du code pénal ou du code de procédure pénale : « sans préjudice de l’exercice des droits de la défense… ». Certains auteurs, dont la parole fait autorité, ont cru pouvoir en conclure que cette incise privait l’obligation, par ailleurs maintenue pour l’avocat de respecter le secret sur la garde à vue, « de toute efficacité »(6), ce qui semble une erreur.

La lecture des travaux préparatoires de la loi démontre en effet qu’il n’a aucunement été dans l’intention du législateur de permettre à l’avocat, s’il le souhaitait et dans l’intérêt de la défense qu’il occupe, de vérifier un alibi, contacter des témoins, bref se transformer en contre-enquêteur. C’est d’ailleurs le principal souci de la circulaire du 23 mai 2011 que de rappeler « compte tenu de la nouveauté de ces dispositions, qu’un équilibre devra être recherché entre, d’une part, l’office de l’avocat qui devra être en mesure d’organiser la défense de son client tout en respectant ses obligations déontologiques dont, au premier chef, le secret professionnel ». L’adjonction de ce membre de phrase semble en fait avoir été faite assez automatiquement, sans grande réflexion, comme étant la reprise des termes du décret du 21 novembre 1991 modifié, de l’article 11 du code de procédure pénale ou de l’article 434-7-2 du code pénal. Mais que l’on prenne garde : la lecture des travaux préparatoires ayant présidé à l’élaboration de ces différents textes montre qu’il n’a jamais été question de libérer la parole de l’avocat du secret auquel il est tenu(7). L’incise, dans l’article 434-7-2 n’avait pour objet que de permettre à l’avocat de partager avec son client sa connaissance du dossier(8). Et si la rédaction finale de l’article 11 du code de procédure pénale a fait l’objet de longs – et passionnants – débats, il ressort de ceux-ci que le « sans préjudice des droits de la défense » n’avait pour objet que de permettre aux parties à la procédure d’avoir accès à leur dossier et de connaître tous leurs droits(9).

L’article 63-4-4 nouveau, l’évolution des moeurs en matière de procédure pénale, les réformes inévitables à venir, conduiront peut-être un jour la jurisprudence à valider l’interprétation audacieuse qui a été faite de cet article dans sa nouvelle rédaction. Mais il ne nous semble pas que ce soit l’état du droit positif, et l’avocat doit être appelé à la prudence : l’audace dans l’interprétation d’un texte, lorsque que l’on est professeur d’université, peut conduire, au mieux, à une évolution législative ou jurisprudentielle, au pire à un débat aux termes vifs ; dès lors que ce qui est en cause touche au respect du secret professionnel, c’est au tribunal correctionnel qu’elle peut conduire un avocat, au risque pour lui d’y perdre sa robe.

Voilà ainsi présentés les moyens d’organisation de la défense offerts au gardé à vue par la loi du 14 avril 2011. L’avocat est présent, et cette présence est utile en ce qu’elle est garante de conditions d’audition acceptables, mais il est démuni. Sans accès au dossier, sans possibilité de s’entretenir quand il le souhaite – y compris en interrompant une audition – avec le mis en cause, il lui est impossible d’établir au stade de la garde à vue une véritable organisation de défense. Avec pour seul guide la prudence, il ne peut être alors conduit qu’à des défenses de protection, voire d’obstruction : conseiller de se taire, ou de parler bien peu. Éviter les erreurs, et l’on verra après.

Quant aux obstacles, si certains apparaissent immédiatement à la lecture de la loi, d’autres se créent à travers son application effective.

Les obstacles à l’organisation de la défense de la personne placée en garde à vue
L’effet pervers de toute nouvelle modification législative réside essentiellement dans son application effective. En effet, les éléments théoriques de dispositions législatives comportent souvent « les bonnes intentions » du législateur. Ce n’est qu’une fois passé le filtre de leur mise en oeuvre que surgissent les aspects, jusqu’alors inconnus, de leurs modalités pratiques. Dès lors, les acteurs de la procédure, qu’ils soient policiers, avocats, magistrats du parquet, juges du siège ou, aujourd’hui, membres du Conseil constitutionnel, sont ceux qui permettront à une réforme législative d’évoluer au cours de son application concrète. Vont alors se dessiner certains obstacles à une parfaite validation des objectifs que la réforme devait atteindre.

Les articles 62 et 78 nouveaux du code de procédure pénale en sont un exemple topique. Le législateur a remanié l’audition d’une personne qui n’est pas suspecte dans le cadre de l’enquête (de flagrance ou préliminaire) et qui n’est pas placée en garde à vue. La modification apportée a permis notamment de limiter la durée de l’audition libre à 4 heures et dès qu’une raison plausible de penser que la personne est potentiellement suspecte apparaît, celle-ci ne peut alors être entendue que sous le régime « protecteur » de la garde à vue. Il en résultait que dès l’instant où la défense de la personne entendue devait être organisée du fait de sa qualité nouvelle de suspect, elle pouvait bénéficier immédiatement de l’assistance d’un avocat. Pourtant, deux décisions QPC du Conseil constitutionnel de 2011 et 2012(10) sont venues modifier, au nom des droits de la défense, les possibilités d’utilisation de l’audition libre par les policiers. Désormais, « une personne à l’encontre de laquelle il apparaît, avant son audition ou au cours de celle-ci, qu’il existe des raisons plausibles de soupçonner qu’elle a commis ou tenté de commettre une infraction, ne peut être entendue ou continuer à être entendue librement par les enquêteurs que si elle a été informée de la nature et de la date de l’infraction qu’on la soupçonne d’avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie ». Il résulte de cette réserve d’interprétation un véritable obstacle à une organisation efficace de la défense du suspect puisqu’il est acquis, d’une part, qu’une personne suspecte peut être retenue et auditionnée par les enquêteurs sans être placée en garde à vue et, d’autre part, qu’une personne suspecte avant même son audition peut être interrogée librement. Alors certes, elle doit être informée de la nature et de la date de l’infraction qu’on la soupçonne d’avoir commise et de son droit de quitter à tout moment les locaux de police ou de gendarmerie, mais est-ce véritablement-là un instrument protecteur des intérêts de la personne entendue ? Le prisme de la pratique montre les risques de dévoiement de telles décisions. En effet, il est courant qu’une personne interpellée ou convoquée pour être entendue accepte de se soumettre à toutes les instructions des enquêteurs, même si l’une d’elles n’est pas dans son intérêt. Il n’est donc pas invraisemblable de penser (et cela est déjà arrivé) qu’une personne puisse être entendue par les policiers sans avocat sous le régime de l’audition libre alors que celle-ci est d’ores et déjà suspectée. Aucune organisation de défense n’est alors possible dans les quatre premières heures de la retenue. Ces quatre heures se déroulent alors comme une garde à vue « à l’ancienne ».

Bien sûr, en théorie, cet obstacle est amoindri par le dernier alinéa de l’article préliminaire du code de procédure pénale qui dispose qu’aucune condamnation ne peut être prononcée contre une personne sur le seul fondement de déclarations qu’elle a faites sans avoir pu s’entretenir avec un avocat et être assisté par lui. Pourtant, l’expérience des tribunaux démontre qu’il est toujours possible de condamner un prévenu ou un accusé à l’aide de propos tenus en garde à vue en l’absence d’un avocat.

Dans le même sens, la personne placée en garde à vue, qui n’aurait jamais été confrontée à une telle privation de liberté, peut se trouver dépourvue de tout sens critique et « accepter » de ne pas être assistée par un avocat. En effet, certaines pratiques policières, non généralisables, mais qui du fait de leur existence doivent être indiquées ici, consistent à conseiller au gardé à vue de ne pas solliciter l’assistance d’un avocat pour des raisons notamment de célérité de la procédure. Cette pratique qui est dénoncée par de nombreux barreaux entame singulièrement les possibilités d’organisation de la défense. Il est difficile de contourner un tel obstacle par la loi sauf si, comme le suggère le Conseil national des Barreaux dans sa conférence de presse du 14 septembre 2012, l’avocat doit être présent dès la première minute de privation de liberté, comme c’est déjà le cas en Angleterre, en Espagne ou encore en Italie.

Une autre question se pose et la Cour européenne n’y a pas encore répondu : l’avocat doit-il avoir accès au dossier de la procédure dans son ensemble pour organiser efficacement la défense du gardé à vue ? Cette question appelle des réponses différentes en fonction des points de vue. Pour certains, l’accès au dossier de la procédure risque d’être un obstacle à la manifestation de la vérité permettant non plus une organisation de la défense, mais une véritable stratégie de manipulation permettant au gardé à vue de tenir des propos de circonstances. D’autres encore estiment que l’accès à l’ensemble des pièces du dossier (auditions des autres mis en cause d’un même dossier, plainte de la victime, procès-verbaux de perquisition, d’interpellation, expertises…) est un outil indispensable à la préparation d’une défense efficace dans le respect du procès équitable. Mais le point de vue légal ou conventionnel ne paraît pas être fixé et appelle des critiques. La cour d’appel d’Agen(11) a en effet annulé une garde à vue, considérant que « l’effectivité du droit à l’assistance d’un avocat nécessite que celui-ci ait accès à l’entier dossier de la procédure ». Pour la cour d’appel, cette exigence n’ayant pas été respectée, « la garde à vue contestée n’est pas conforme aux exigences de la Convention européenne des droits de l’homme ». Il est donc évident qu’il n’est pas derechef possible de rejeter une telle argumentation d’un point de vue conventionnel. Cependant, la Cour de cassation dans un arrêt en date du 19 septembre 2012(12), a cassé cette décision agenaise en considérant que l’article 63-4-1 du code de procédure pénale, qui énumère les pièces du dossier d’enquête pénale auxquelles l’avocat a accès (notification du placement en garde à vue et des droits y étant attachés, certificat médical et procès-verbaux d’audition), « n’est pas incompatible avec l’article 6 §3 de la Convention européenne des droits de l’homme, l’absence de communication de l’ensemble des pièces du dossier, à ce stade de la procédure, n’est pas de nature à priver la personne d’un droit effectif et concret à un procès équitable, dès lors que l’accès à ces pièces est garanti devant les juridictions d’instruction et de jugement ». Après le Conseil constitutionnel qui avait affirmé la constitutionnalité de l’article 63-4-1 du code de procédure pénale (issu de la L. n° 2011-392, 14 avr. 2011. Cons. const., 18 nov. 2011, n° 2011-191/194/195/196/197 QPC, JO 19 nov. 2011 ; JCP 2011. v. note 9), la Cour de cassation retient sa conformité à la Convention européenne des droits de l’homme. Il n’en reste pas moins que l’accès au dossier de la procédure est un moyen d’organisation de la défense, peut-être plus encore lorsque la garde à vue est mise en oeuvre dans le cadre d’une commission rogatoire… Et il est certain que la Cour européenne des droits de l’homme devra se prononcer sur cette question.

Faut-il encore aller plus loin et améliorer ce qui existe déjà ? La réforme de la garde à vue est critiquable et perfectible. Nous avons déjà entendu des personnes placées en garde à vue qui se plaignaient de n’avoir pas compris les droits qui leur étaient notifiés au moment du placement. La situation de faiblesse dans laquelle se trouve une personne à cet instant explique une telle doléance. Les droits ne sont peut-être pas notifiés de façon totalement compréhensible. La présence d’un avocat dès la première minute de garde à vue pourrait être une solution pour résoudre cette difficulté…

Certains avocats ont contesté que leur présence ne soit pas sollicitée lorsqu’une personne placée en garde à vue assiste à d’autres actes d’enquête au cours de la retenue. L’exemple significatif est celui de la perquisition. Lorsqu’un tel acte a lieu en cours de garde à vue et que des questions sont alors posées à l’individu suspecté, il pourrait être nécessaire qu’un avocat soit présent pour rappeler le droit au silence notamment et pour pouvoir poser des questions ou faire des observations. Il ne faut pas tomber dans les critiques aisées et penser (encore ici) que la présence de l’avocat est un motif de régularité d’un tel acte de procédure. Mais pour qu’une défense soit efficacement organisée, il est certainement nécessaire que l’avocat puisse dans ce cas-là intervenir. Nous ne pouvons en aborder ici les modalités pratiques, mais la présence de l’avocat au cours des auditions de garde à vue était vécue ab initio comme une difficulté insurmontable !

Une défense peut-elle s’organiser efficacement lorsque, en dehors des nécessités de l’enquête, l’entretien de l’avocat avec celui qu’il assiste est limité à un entretien de 30 minutes ? En effet, l’article 63-4 nouveau du code de procédure pénale autorise un entretien de 30 minutes, renouvelable en cas de prolongation de la garde à vue. Il s’en suit qu’en dehors de cet entretien confidentiel, l’avocat ne peut pas échanger confidentiellement avec son client. Cela peut être important à l’issue d’une audition particulièrement longue par exemple, ou entre deux auditions, si elles ont lieu dans les premières vingt-quatre heures. Limiter l’accès du gardé à vue à son avocat est incontestablement un obstacle à l’organisation de sa défense.

Lorsqu’une garde à vue s’est déroulée en contravention aux dispositions légales et conventionnelles, le conseil va pouvoir soulever ces irrégularités devant le tribunal correctionnel ou la chambre de l’instruction. La requête ou les conclusions en nullité d’un acte de la procédure sont en effet un moyen de défense efficace. Mais la Cour de cassation et la loi en restreigne considérablement la portée. La Haute juridiction a en effet réduit à une peau de chagrin le prononcé des nullités de garde à vue sur le fondement de l’absence d’un avocat. Elle a estimé que même en l’absence d’assistance d’un avocat au cours de la garde à vue, la nullité peut ne pas être prononcée dès lors que la Cour de cassation est en mesure de s’assurer que la condamnation prononcée n’a pas pour seul fondement les propos tenus pendant la garde à vue irrégulière(13). Ainsi par la modification de la valeur probante des éléments obtenus au cours d’une garde à vue irrégulière, le non-respect des dispositions (qui font grief) applicables à une procédure de garde à vue n’est plus nécessairement sanctionné par la nullité. Et la loi elle-même biaise quelque peu l’efficacité de la sanction d’une irrégularité de la procédure de garde à vue. En effet, l’article 459, alinéas 3 et 4, du code de procédure pénale dispose que le tribunal doit joindre au fond les incidents et exceptions dont il est saisi sauf lorsqu’une exception porte sur une disposition touchant à l’ordre public. Il en résulte que lorsque des conclusions en nullité de la garde à vue sont présentées avant toute défense au fond devant un tribunal correctionnel, la juridiction va joindre au fond l’examen de cette nullité. S’en suivront des débats au cours desquels le tribunal fera nécessairement appel aux propos tenus lors des auditions de garde à vue et qui sont pourtant susceptibles d’être annulés par la suite. Il est alors demandé aux juges une contorsion de l’esprit visant à ne pas prendre en compte les propos que le prévenu aura tenu au cours de la mesure de garde à vue et qui sont pourtant débattus lors de l’instruction à la barre, si la nullité de la mesure était retenue. Au regard de l’extrême brièveté des motivations des décisions des tribunaux correctionnels, toute organisation de la défense au temps de la garde à vue risque alors de s’évanouir par l’application de cette disposition. Dans ce cas, faut-il demander au prévenu de devenir amnésique et d’oublier tous les propos qu’il aurait pu tenir au cours d’une garde à vue arguée de nullité ?

Il est donc extrêmement compliqué, voire impossible, d’éviter certains écueils que seule l’expérience de la pratique est à même de révéler. Ces obstacles doivent être une source d’inspiration des réformes à venir afin de synthétiser d’un côté les exigences nouvelles développées par la Cour européenne des droits de l’homme et d’un autre les spécificités françaises de procédure pénale.

La réforme française de la garde à vue du 14 avril 2011 a-t-elle atteint les objectifs fixés par la Cour européenne des droits de l’homme ?

Au fur et à mesure que les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme en matière de procédure pénale renforcent la nécessité d’atteindre ces objectifs, il est remarquable de constater à quel point le législateur français est frileux à se conformer à ce cadre, tout comme l’a été la Cour de cassation avant ses arrêts d’Assemblée plénière du 15 avril 2011(14). La garde à vue « à la française » évolue sous les coups de boutoir de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, mais pas seulement cet aspect de notre procédure. Par exemple, une partie de la doctrine et de nombreux avocats militent pour qu’une véritable et nécessaire césure soit faite entre les magistrats du siège et ceux du parquet. Cette césure commence à s’imposer notamment depuis l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme en date du 29 mars 2010 (Medvedyev c/ France)(15) qui refuse de reconnaître des qualités d’indépendance suffisantes aux magistrats du parquet. La question de l’organisation de la défense semble désormais s’insérer dans une question bien plus large qui ne touche pas seulement un

pan de notre procédure, mais celle-ci dans son ensemble: la procédure pénale française, de nature mixte, n’est-elle pas condamnée à évoluer vers une nature accusatoire, rejetant ainsi les restes du tout inquisitoire ? Cette question mérite d’être posée afin que les réformes à venir, notamment suite aux incitations européennes des droits de l’homme, ne fassent pas perdre toute cohérence à notre procédure pénale.

Mots clés :
GARDE A VUE * Avocat * Droits de la défense * Réforme de la garde à vue * Interrogatoire * Stratégie de défense