En Quêtes Pénales – 2013/1

En Quêtes Pénales – 2013/1

Un regard sur… L’avocat face à la lutte contre le blanchissement.

Jean Boudot et Brice Grazzini, avocats au barreau de Marseille

« Le bon fonctionnement de la société veut que le malade trouve un médecin, le plaideur, un défenseur, le catholique, un confesseur, mais ni le médecin, ni l’avocat, ni le prêtre ne pourraient accomplir leur mission si les confidences qui leur sont faites n’étaient assurées d’un secret inviolable » (Emile GARCON, Code pénal annoté, article 378)

Le rôle de l’Avocat dans la Cité nécessite ainsi une confiance absolue dans la préservation du secret. Contraindre l’avocat à « dénoncer », outre la modification de ce qui constitue sa spécificité, ne risque-t-il pas de rompre l’équilibre social auquel il participe ? Cette interrogation trouve davantage de force face aux exigences nouvelles auxquelles l’Avocat est soumis dans le cadre de « la lutte contre le blanchiment ». Faire de l’Avocat un instrument de cette lutte par la délation pose d’évidentes difficultés déontologiques, voire ontologiques. Le secret est l’une des pierres angulaires des droits de la défense et sa remise en cause nécessite plus que des observations.

Trois directives, la dernière du 26 octobre 2005, une ordonnance du 30 janvier 2009 pour transposer en droit interne les exigences européennes, et deux articles du Code Monétaire et financier pour faire de l’avocat non plus simplement celui qui conseille et défend, mais parfois aussi celui qui dénonce. L’article L.561-2 du Code monétaire et financier désigne celles et ceux qui vont devoir se soumettre aux obligations destinées à lutter, via le blanchiment d’argent, contre le crime organisé.

Au rang de ceux qui participent désormais à ce combat : l’avocat. La chose génèrera peu d’émoi dans les pays de culture anglo-saxonne, mais elle est chez nous, latins, une révolution, vécue comme un véritable coup de force par la profession d’avocat, dont la position a encore été récemment rappelée par Monsieur le Bâtonnier Christian Charrière-Bournazel, actuel président du Conseil national des barreaux (CNB) : « les avocats ne peuvent accepter que la lutte légitime contre le blanchiment les transforme en dénonciateurs obligés ». Ce même CNB qui avait dès l’origine initié un recours contre le texte, quand le Bâtonnier de Paris appelait, lui, à la désobéissance civile, et il fut entendu : une seule déclaration de soupçon faite à TRACFIN en 2011, quand dans le même temps les banques en communiquaient plus de 15.000, et les notaires 1.000.

Cette résistance au texte a peut-être connu un moment charnière quand, le 06 décembre 2012, dans un arrêt Michaud c. France, la Cour Européenne des Droits de l’Homme a estimé, à l’unanimité, que cette obligation de dénoncer – pudiquement appelée « déclaration de soupçon » – ne contrevenait pas aux dispositions de l’article 8 de la Convention. La Cour rappelle bien sûr que l’article 8 accorde une protection renforcée aux échanges entre les avocats et leurs clients, ce degré de protection particulier trouvant sa cause dans la mission fondamentale exercée par les avocats dans une société démocratique. Mais, ajoute-t-elle, l’atteinte ici portée à ce secret protecteur ne serait pas disproportionnée au regard des buts poursuivis, car l’obligation de déclaration de soupçon ne concerne ni l’activité juridictionnelle, ni les consultations juridiques, mais des activités éloignées de la mission de défense confiée aux avocats.

Quel est donc le mécanisme mis en place qui conduit les avocats à ce degré de fureur et la Cour à cette position modérée ?

L’article L.561-3 du Code monétaire et financier délimite de manière restrictive les situations dans lesquelles les avocats auraient l’obligation de faire une déclaration de soupçon.

Tout d’abord, l’article L.561-3 énumère de manière limitative les opérations éventuellement concernées : transaction financière ou immobilière réalisées au nom et pour le compte de leur client, intervention en qualité de fiduciaire, et participation à des transactions concernant l’achat et la vente de biens immeubles ou de fonds de commerce, la gestion de fonds, titres ou autres actifs appartenant à leur client, l’ouverture de comptes bancaires, d’épargne ou de titres ou de contrats d’assurance, l’organisation des apports nécessaires à la création des sociétés, la constitution, gestion ou direction de ces dernières, la constitution, la gestion ou la direction de fiducies ainsi, enfin, que la constitution ou la gestion de fonds de dotation.

Ensuite, et la précision est fondamentale, le texte établit une restriction considérable à la portée du texte, propre aux avocats, en indiquant que ceux-ci « ne sont pas soumis aux dispositions du présent chapitre lorsque l’activité se rattache à une procédure juridictionnelle, que les informations dont ils disposent soient reçues ou obtenues avant, pendant ou après cette procédure, y compris dans le cadre de conseils relatifs à la manière d’engager ou d’éviter une telle procédure, non plus que lorsqu’ils donnent des consultations juridiques, à moins qu’elles n’aient été fournies à des fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ou en sachant que le client les demande aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme ».

Enfin – et la Cour Européenne le souligne dans sa décision MICHAUD – le mécanisme mis en place oblige l’avocat à déclarer ses soupçons à son bâtonnier, et non directement à la cellule TRACFIN : la décision définitive de porter atteinte au secret professionnel par une déclaration de soupçon est donc laissée entre les mains de ceux qui ont à la fois expérience et autorité, lesquels doivent s’assurer avant de la transmettre que les conditions fixées par la loi sont effectivement réunies (mais ils doivent alors la transmettre si tel est le cas, n’étant investi d’aucun pouvoir d’opportunité).

Les avocats ne sont donc concernés par cette obligation de déclaration de soupçon que lorsqu’ils s’éloignent, dans leur pratique professionnelle, de ce qui constitue historiquement leur coeur de métier, conseiller et défendre, pour s’engager dans ces modes d’exercices nouveaux qui les conduisent à opérer des transactions financières ou immobilières, ou s’engager, notamment via la fiducie, dans des activités de gestion de patrimoine. Les parts de marchés sont belles, les sommes en jeu considérables… et les risques grands, au premier rang desquels celui de ne pas avoir les yeux assez grands ouverts, éblouis que l’on est par ces nouveaux marchés porteurs…

Pourquoi cette résistance furieuse des avocats depuis 4 ans quand la Cour Européenne elle-même, peu suspecte de complaisance quand il est portée atteinte aux droits de la défense puisqu’elle a au contraire en cette matière un rôle moteur, considère que les équilibres sont respectés ?

Parce que l’on touche à ce qui est, avec la déontologie, l’essence même, non de l’activité de l’avocat, mais de l’avocat lui-même. Le secret dans lequel il s’enferme avec son client, le lien qu’il crée ainsi, la sécurité qui leur est apportée alors, tout cela, dans la perception notamment qu’à le justiciable de son avocat, est à préserver, à tous prix. Faire de l’avocat celui qui dénonce son propre client, serait-ce dans des hypothèses qui restent encore marginales, c’est changer profondément sa nature. Il ne s’agit pas ici bien sûr de rechercher une forme d’impunité qui viendrait naitre au coeur du secret : l’avocat qui apporte sciemment son concours aux opérations spécifiées ci-dessus – et à n’importe quelle autre, d’ailleurs – en soupçonnant que les fonds ont une origine suspecte se rend auteur (et non simplement complice en raison du libellé du texte de l’article 324-1 du code pénal) du délit de blanchiment, et doit évidemment être sanctionné.

Ce que les avocats revendiquent, c’est que leur déontologie justement, qui leur donne toute leur légitimité, qui est constitutive de ce qu’ils sont, doit les conduire, impérieusement, systématiquement, à refuser de prêter leur concours à une opération qui leur paraît suspecte, non à la dénoncer. Pour l’avocat le débat, en réalité, est bien ontologique, et c’est d’ailleurs la raison pour laquelle il mobilise tant la profession quand ceux qui sont éventuellement concernés par cette obligation nouvelle sont extrêmement minoritaires.

Et puis, une crainte les habite forcément : où s’arrêtera ce mouvement de désacralisation du secret ? Le premier coup est toujours difficile à porter, les autres beaucoup moins une fois posé le principe qu’un avocat peu dénoncer celui entré un jour dans son cabinet.

Qu’on ne s’y trompe pas, cette évolution morbide n’est en rien fantasmée : au terme des première et seconde directives, seules étaient visées les opérations dont les fonds avaient pour origine le trafic de stupéfiant, le terrorisme, ainsi que la corruption et la fraude aux intérêts financiers de la communauté. Au terme de la troisième, ce sont cette fois les fonds provenant de toutes les infractions punies de plus d’un an de prison (c’est à dire : quasiment toutes les infractions…), ainsi que de la fraude fiscale. Que nous réservent les autres ?

Ainsi, aussi-réduite soit-elle, cette peau de chagrin de la délation ne doit pas être le Cheval de Troie de l’atteinte au secret professionnel de l’Avocat. Si chaque voeu formulé en réduit l’étendue, il est alors ici fait le voeu que le législateur (européen ou interne) admette et entende qu’un avocat privé de son secret professionnel, même en partie, est privé de la confiance fondamentale, intrinsèque à l’exercice de sa profession. L’Avocat est un « confident professionnel », il ne sera jamais un délateur lorsque sera en jeu le respect des droits de la défense.